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L’ email m’a TUER [2/3]

Dans ce premier billet  L’ email m’a TUER [1/2] » nous introduisions, avec le point de vue de Jean-Jacques Auffret, l’utilisation de l’email en 2012 par les internautes depuis leur messagerie et leurs smartphones. Ce second billet est dédié à la contribution de Chantal Buhagar, psychosociologue spécialiste des questions de management et de développement des compétences au livre qui sera publié en Février 2013 aux Editions Hachette Pratique sur la thématique de l’email.

Nous avons notamment demandé à Chantal de s’exprimer sur les conséquences négatives de l’email sur la santé au travail.

1. Chantal, vous intervenez en entreprise dans le cadre d’interventions à caractère psychosociologique : que vous disent vos interlocuteurs de leur gestion des emails et de leurs effets sur leur travail ?

  • Le rythme des mails impacte fortement la capacité d’analyse : on observe de plus en plus de difficultés de concentration pour rester sur un même sujet et l’approfondir. Tout le monde est devenu expert en zapping des tâches. D’ailleurs, bon nombre de personnes expriment une forme de « fierté » de pouvoir tout gérer à la fois. Quand je les écoute, j’entends derrière leurs propos, la bravade de l’enfant : « même pas mal ». La quantité de micro tâches et l’immédiateté des réactions deviennent des valeurs supérieures à la qualité de l’analyse et à  la prise de recul ; ces valeurs sont clairement en perte, y compris pour les managers. Aujourd’hui on donne un prime à la réactivité : on attend plus des managers qu’ils ré-agissent, plutôt qu’ils portent leurs efforts sur la qualité de leurs actions. L’important est de répondre vite, et non plus de répondre après une prise de hauteur et la maturation de la réflexion, ce qui caractérisait la posture managériale il y a 2 décennies.
  • Certains émettent de sérieux doutes quant à l’efficience des réunions collectives : incessantes interruptions de l’attention par irruption des mails sur les écrans de chacun des participants. On vient aussi en réunion avec son Smartphone, plus discret en apparence mais encore plus présent. Le mail devient un outil à réponse immédiate, alors qu’il pourrait permettre un relatif différé : qu’est-ce qui nous empêche de les lire et les traiter 2 h plus tard, à l’issue de la réunion pour laquelle nous sommes censés nous mobiliser ? Quelle valeur ont les échanges, les décisions dans ce flottement de l’attention, ce croisement constant d’informations qui se télescopent dans les cerveaux ? Pour certains, avoir « faire une présentation devant un groupe de collègues » est devenu un calvaire !
  • Quel sens peut avoir le fait de mettre un tiers en copie ? Tout le monde s’en plaint et tout le monde continue à la faire. Pourquoi recevons-nous des messages « en copie » dont on ne sait que faire !? L’inconvénient pour l’émetteur, de paraître ignorer qui précisément suit un dossier, d’arroser sans réfléchir, est largement compensé par le signe implicite qu’il signifie alors à ce tiers : je ne veux pas prendre le risque de te vexer en ne t’informant pas ; je sais que cela ne te concerne que de loin, mais ta position (et non le sujet exact du mail) m’interdit de t’ignorer ; il est normal de te prendre en compte, je te suis donc « redevable ». Autrement dit, ce clair signe d’allégeance vient dire à la personne en copie : tu comptes pour moi. Il n’a que peu de choses à voir avec le contenu du mail ; c’est un signe relationnel. Dés lors, pourquoi se demander comment il convient de réagir ? La seule réaction attendue, en réalité, est un autre signe d’allégeance, en retour, sur un autre dossier. Pas grand-chose à voir avec l’opérationnel des dossiers concernés.
  • Mon manager traite ses mails en entretien avec moi : « Mon manager fait en permanence 2 choses ; si vous êtes en rdv avec lui, il répond parallèlement à ses mails entrant, en flux continu » me confiait un chef de projet. Autrement dit, ce manager prouve à son collaborateur qu’il ne sait ni trier, ni différer, ni prioriser, ni prendre du recul. Belle image d’exemplarité donnée là. On notera aussi la qualité de l’écoute et le message non verbal donné au collaborateur : tu es moins important que mes mails. Bon nombre de salariés captent ce message cynique, qui n’est pas sans impact sur l’évolution des relations au sein des équipes.

2. Observez-vous aujourd’hui des conséquences négatives de l’email sur la santé des salariés ? Si oui, s’agit-il d’un changement profond par rapport aux périodes précédentes ou bien est-ce simplement que nous y sommes plus sensibles (ou sensibilisés) ?

  • Ils se disent saturés, inondés, agacés, empêchés de vaquer à leurs occupations, et parfois stressés devant ce flux incessant. Un manager de proximité de retour après 2 semaines de repos trouve 1.200 mails dans sa boite. Il me dit regretter ne pas les avoir traités pendant ses vacances. Aujourd’hui, la majeure partie des responsables que je rencontre adoptent cette renonciation au repos complet : certains les traitent en continu, d’autres y consacrent le dernier jour de leurs congés. Beaucoup en arrivent à craindre les vacances car ce flux ne cesse jamais et leur cerveau ne se repose jamais vraiment non plus. Et c’est l’omerta sur cette pression pourtant collective. La quantité de mails et l’obligation d’avoir à les traiter, quoiqu’il se passe, est devenu un invariant. Plus personne n’imagine s’y dérober, et ça, oui, c’est une évolution notoire sur ces 10 dernières années !
  • Pour ma part, j’entends la plainte mais pas l’action : tout le monde se plaint de ces vagues de mails mais personne ne réagit concrètement. Or, se plaindre est une façon de se maintenir en l’état. La plainte est une manifestation superficielle, elle est là « pour en parler » ou encore « pour faire partie du club », mais surtout ne rien changer. Se plaindre évite d’agir et de se positionner contre les us et coutumes de son entreprise par exemple ; elle évite d’avoir à exprimer clairement une demande à son chef, à ses collègues. Aujourd’hui, personne ne pense qu’il peut influer sur ce qu’il considère comme un invariant, une donnée immuable face à laquelle il ne peut rien. J’observe ce sentiment d’impuissance, ce renoncement avant même d’avoir posé le problème.
  • Y aurait-il donc quelques gains ? Curieux d’imaginer qu’on y gagne quelque chose, alors même qu’on dit crouler sous cette avalanche ! Même si le miroir que je tends ici est désagréable, reconnaissons récupérer quelque bénéfice à cette calamité. Au delà des apparences, la quantité de mails est vécue comme une preuve de notoriété : la place que j’occupe dans l’entreprise est proportionnelle à celle de mes mails entrants. « Voyez comme je suis indispensable, même en vacances » semblent nous dire, les managers qui arborent fièrement leur score. Parfois même, c’est une preuve d’existence : j’existe dans l’entreprise puisque tous ces gens comptent sur moi ou me rendent compte. L’omniprésence et la visibilité deviennent les nouveaux codes d’existence, reléguant au placard d’autres critères : pertinence des analyses, décisions opportunes.

Suivre « https://twitter.com/chantalbuhagar » Chantal Buhagar sur Twitter 

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Pour compléter les propos de Chantal, ajoutons les aspects suivants :

  • L’email et les réseaux sociaux (dont les emails reçus par leur biais) modifient notre rapport au temps.

Avec l’avènement d’Internet et notre usage quotidien (intensif pour certains) des médias sociaux, le temps semble se rétrécir. Les journées nous paraissent de plus en plus courtes au regard de l’accumulation des micro-tâches à accomplir quotidiennement et paradoxalement le temps semble filer à une allure effrénée. Rien n’arrête le flux incessant de pokes, likes, tweets, retweets, mises en favoris, mails… Les URLs défilent à une vitesse incroyable et témoignent de la créativité des uns, de la quête de reconnaissance des autres, du désir et/ou besoin de socialisation de beaucoup… Nous éprouvons de plus en plus ce sentiment d’urgence à la prise de décision et à l’action. Il est fréquent d’entendre certains affirmer « toutes mes priorités viennent d’être bousculées par l’arrivée de ce mail et les délais qu’ils (mes supérieurs hiérarchiques ou collègues dépendant de mon action) m’imposent ! »

Paradoxalement, avant de réussir à lâcher prise, nous pouvons éprouver la crainte de rater quelque chose d’innovant ou d’important ainsi que la culpabilité associée !

Les frontières spatio-temporelles s’évaporent. Les instants présents s’entassent, se chevauchent et se confondent. Notre rapport au temps se modifie. Il est de moins en moins linéaire et de plus en plus défragmenté, mouvant, dilué. Il est donc à présent de plus en plus difficile d’élaborer une construction temporelle, avec ce que j’ai fait hier (passé), ce que je suis en train de faire, pour de vrai (présent) et ce que je ferai, avec certitude, demain (futur). TOUT est présent, le reste compte peu, ne compte pas ou plus. Depuis les années 80, nous sommes passés à espace long/temps court. Les nouvelles technologies ont contribué à favoriser l’apparition du symptôme de désorientation temporelle !

  • L’accumulation des sollicitations électroniques modifie nos représentations psychiques et notre rapport au travail :

Comme nous venons de l’évoquer notre rapport au temps est fondamental changé par rapport à celui des générations qui nous précédaient. Nos représentations psychiques relatives au temps sont donc également modifiées. Mais celles qui ont trait à l’action, la responsabilité, le travail bien fait (son utilité socio-professionnelle), sa place dans le système… le sont également !
L’on peut se demander si la surexposition aux stimulations (abondance des mails et sms reçus, notifications de messagerie instantanée et participation aux activités du web et des médias sociaux) ainsi que le sur-engagement sensoriel n’engendreraient pas une forme de désengagement de l’esprit.
Certes, la représentation de son rôle, de soi et de la valeur de son travail évolue à la mesure des modes d’interaction et des outils de travail qui sont modernisés mais n’y perdons-nous pas quelque part du sens ? En effet, quel sens cela a-t-il aujourd’hui de répondre à un message dans un délai de plusieurs jours. Nombre de personnes vous confesseront que si elles ne répondent pas immédiatement à une requête celle-ci ne pourra être traitée par elles.
Dans la mesure où les demandes en attente de traitement s’accumulent, ce qui finalement n’est pas traité dans l’instantanéité est finalement relégué au rang des causes oubliées. Nombreux sont les managers qui ont une perception ambivalente à l’égard des mails. Ces derniers sont de nos jours encore indispensables pour transmettre leurs consignes tout en espérant disposer d’une trace écrite en retour sur l’avancement du traitement de celles-ci. En revanche, ils regrettent que la responsabilité de « porter une action » soit diluée avec l’usage du mail. Combien sont les managers qui se sont entendus dire « non je n’ai pas fait ce que tu m’avais demandé parce qu’en fait j’attendais une réponse de ta part à mon dernier mail, pour être sûr(e) et éviter de mal faire » ?

Combien encore sont ceux qui envoient des mails à leurs collègues, collaborateurs ou supérieurs hiérarchiques tandis que deux cloisons séparent leurs bureaux respectifs ? En passant de la culture orale (où la parole avait une grande valeur) à une culture de l’écrit et de la trace laissée, la responsabilité de l’action passe de l’expéditeur au receveur sans que ce dernier ne dispose d’un autre moyen . En ce sens les échanges électroniques constituent un facteur de désocialisation et modifient les règles habituelles de la communication.
Ce n’est pas parce qu’une personne a reçu un mail contenant la consigne d’une tâche à effectuer et qu’elle n’y répond pas, qu’elle consent l’effectuer ni même qu’elle l’effectuera ! Cette personne pourra aussi décider de la réaliser mais à contre coeur et sans que demandeur (l’émetteur) ait connaissance de cet aspect !
Enfin ce n’est pas parce qu’une personne accuse réception d’un mail contenant une consigne en confirmant que celle-ci sera réalisée par elle (avec ou sans délai) que cette personne la réalisera effectivement ! Il peut s’agir en effet d’une stratégie visant à gagner du temps et/ou ne pas perdre la face.
Nombre de managers ont pu constater que certains de leurs collaborateurs devenaient experts en déresponsabilisation ou encore en transmission de « patate chaude » par mail, voire en procastination.

Finalement le mail et les autres échanges électroniques n’ont-ils pas enfermé les managers dans un rôle plus administratif, moins humanisé et ainsi contribué à affaiblir le lien qui les unissait à leurs équipes ?

  • Sur-exposition aux  sollicitations électroniques : des effets encore inconnus et peu maîtrisés :

Il n’existe pas encore à ma connaissance d’études, ayant une validité scientifique, mettant en valeur les implications psychologiques (à moyen et long terme) des échanges électroniques (mails, tchat…) sur la santé des travailleurs. Du reste, l’avènement des médias sociaux étant encore récent, nous manquons de recul pour évaluer les conséquences d’une surexposition aux sollicitations électroniques sur la santé mentale au travail.
Le focus a été mis ces dernières années sur l’augmentation des TMS (Troubles Musculo-Squelettiques) et aussi sur les conduites suicidaires (consécutives d’une perte de sens au travail et/ou du climat social et/ou des méthodes managériales).
S’il parait évident que des difficultés professionnelles trouvent généralement une explication dans une causalité multifactorielle, il serait intéressant de tester l’hypothèse et d’isoler les éventuelles conséquences spécifiques d’une exposition quotidienne, intensive et durable aux échanges et sollicitations électroniques sur le psychisme et la productivité des salariés.
Il y a fort à parier que nous découvrirons des symptômes spécifiques (troubles de l’attention, de la mémorisation, du langage, passages à l’acte, symptômes somatiques consécutifs à une nouvelle forme d’angoisse…) pour ces nouveaux modes d’échanges, de collaboration et de travail.

Conclusion

Il ne suffit pas de dénoncer une pratique sans proposer d’alternative. Vous retrouverez prochainement dans l’ouvrage « Débordé(e) par le mail ? Débranchez! », Editions Hachette Pratique, co-écrit par Anne de Landsheer, Vincent Berthelot et Caro B., des solutions pratiques pour éviter la noyade électronique.

SpotPink est une agence de communication digitale qui ne spamme jamais et qui n’utilise l’email que sous la torture.